Que peuvent nous apprendre les maitres du passé?

Cet article a été publié dans Dragon Spécial Aikido en janvier 2018.


L’apprentissage d’un art martial traditionnel venu d’extrême orient n’est pas anodin. Il nous place dès le départ dans une lignée, une tradition dont nous ne sommes finalement qu’un rouage. Dans le cadre de cette transmission il est fréquent de se référer à deux types de personnes : notre professeur ou nos référents techniques, et les maitres du passé. S’il semble évident de se référer à nos référents techniques, contemporains qui nous transmettent leur savoir, on peut en revanche se demander ce que peuvent nous apporter des maitres décédés depuis plusieurs années quand ce ne sont pas plusieurs siècles.

Je disais que le choix d’un art extrême oriental n’est pas anodin car il est souvent lié à une certaine image que l’on a du Japon, de la Chine, ou du pays d’origine quel qu’il soit. La légende du Samurai vertueux, prêt à jeter son sabre à terre après avoir désarmé son ennemi sur le champ de bataille pour continuer le combat à armes égales a la peau dure, comme l’ont d’autres images d’Epinal. Pour le pratiquant d’Aikido, la référence la plus universelle sera évidemment le fondateur, Morihei Ueshiba, auquel s’ajouteront les référents plus proches à l’ origine de la lignée choisie. Chaque école a ses fondateurs et piliers auquel il est de bon ton de se référer. Les Judoka s’intéressant à la tradition parleront de Jigoro Kano et Kyuzo Mifune avec émotion, les Karateka Shotokan de Gichin Funakoshi et probablement de Taiji Kase s’ils sont en France. De manière plus générale les pratiquants de Budo se réfèreront assez facilement à des adeptes d’exception comme Miyamoto Musashi ou Munenori Yagyu dont les ouvrages sont parvenus jusqu’à nous.

Jigoro Kano and Kyuzo Mifune



Pourquoi se référer aux adeptes du passé ?
 

Ayant des enseignants vivants et capables de nous enseigner, on peut se demander quel est l’intérêt de se référer à des adeptes ayant vécu il y a des décennies et dont nous ne pourrons malheureusement jamais sentir la technique. C’est pourtant logique dans le cadre qui nous intéresse, celui d’une tradition martiale, puisque nous cherchons à marcher dans les pas de ceux qui nous ont précédés et qu’il semble donc utile, à défaut d’être nécessaire, de comprendre ce que furent leurs pratiques. Avec les limitations que l’on connait parfois.

 Loin de moi l’envie de tirer sur l’ambulance, mais la référence à O’Sensei par exemple peut facilement prêter à sourire quand elle justifie des choix de pratique aussi divers qu’opposés. Il est évident que la pratique du fondateur a évolué avec le temps et que ces différentes pratiques peuvent légitimement s’y référer malgré leurs grandes différences, de même que l’on peut facilement accepter le fait qu’il est difficile de justifier sa pratique en la faisant reposer essentiellement sur le ressenti d’une personne que nous n’avons pas connue.

Morihei Ueshiba and Minoru Mochizuki


Les arts asiatiques ne sont d’ailleurs pas les seuls dans ce cas. Les Arts Martiaux Historiques Européens (AMHE) s’ils ne se réfèrent pas forcément a des individus mais plutôt à des Codex font face à un problème similaire puisqu’il s’agit avant tout d’interpréter les sources disponibles tout en acceptant qu’une interprétation n’est qu’une interprétation et que sans machine à voyager dans le temps il sera impossible d’obtenir une confirmation que notre compréhension est la bonne. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille ignorer les écrits et paroles qui sont parvenues jusqu’à nous, bien au contraire.


Les maitres du passé : entre légende et inspiration 

De nombreuses informations parviennent jusqu’à nous et si elles sont évidemment partielles, elles contiennent aussi de grandes sources d’inspiration pour peu que l’on puisse séparer la légende de la réalité. La légende a évidemment son intérêt, et je ne crois pas trop m’avancer en disant que beaucoup d’entre nous ont commencé les arts martiaux grâce à ses légendes. Qui n’a pas eu l’espoir secret de voir les trajectoires des balles comme O’Sensei ou de battre des taureaux à mains nues comme Mas Oyama ? Au-delà de la réalité parfois améliorée des faits, chercher à comprendre ce que fut la pratique d’un homme, sa façon de s’entrainer ou d’enseigner, peut être aussi sa façon d’être au quotidien sont autant de clés de compréhension pour nous, modestes pratiquants sur la voie.

Mas Oyama


Des ouvrages de qualité existent d’ailleurs qui nous permettent d’avoir une idée plus juste de ce qu’était la pratique des anciens. L’excellent ouvrage « Aikido : Les maitres d’avant-guerre » de feu Stanley Pranin est de ceux-là, et c’est personnellement un ouvrage que j’ai plaisir à lire et relire car il livre des informations croisées sur ce qu’étaient les premiers pas de l’Aikido, à travers des interviews des grands pratiquants de l’époque. Plus récemment, le blog Aikido Sangenkai de Christopher Li est également devenu une source au contenu considérable qui permet de se faire une meilleure idée de ce qu’était l’Aikido des débuts et de l’évolution qu’il a subie au fil des années. Comprendre ce qu’était ce point de départ, le point où nous sommes aujourd’hui et le chemin qui les relie est je pense extrêmement positif pour comprendre la richesse de notre pratique, quelle qu’elle soit.

Les pratiquants s’intéressant au principe Aiki et aux origines du Daito Ryu auront surement aussi regardé du côté des ouvrages de Tatsuo Kimura sur Sagawa sensei, contemporain d’O’Sensei réputé pour sa maitrise de l’Aiki et bien connu des pratiquants d’Aunkai puisqu’il fut l’un des enseignants d’Akuzawa sensei. En tant que pratiquant d’Aunkai, je reconnais que ces ouvrages ne sont jamais bien loin de ma table de chevet et que je me réfère aux citations du maitre régulièrement. Si celles-ci avaient peu de sens à ma première lecture, elles en gagnent au fur et à mesure que j’avance dans ma pratique et que ma compréhension s’affine. Encore une fois quand on parle des maitres du passé et en l’absence de contact direct tout est affaire d’interprétation. Rien ne nous empêche en revanche, au contraire même, d’aller à la rencontre de personnes ayant côtoyé ces maitres pour obtenir des informations de première main quand cela est possible.

Si la légende tient de la mystification (ou du marketing), l’inspiration en revanche est beaucoup plus positive. Les retours de pratiquants ayant côtoyé O’Sensei sont par exemple unanimes et laissent percevoir une pratique d’un niveau exceptionnel. Les personnes ayant reçu sa technique se font bien sûr de plus en plus rares mais les pratiquants qui auront été considérés comme contemporains par les plus avancés d’entre nous deviennent à leur tour des « maitres du passé » pour les nouvelles générations arrivées trop tard pour les rencontrer.

Yukiyoshi Sagawa
 
 

Les maitres du passé : des précurseurs qui nous ouvrent la voie

Les images et propos de ces maitres sont une invitation à explorer la pratique avec la plus grande conviction, pas à faire un travail d’archéologue pour comprendre comment reproduire à l’identique ce qui fut la pratique d’un homme à un instant T. Une chose que les plus grands adeptes nous ont apprise est que leur pratique a sans cesse évolué. Quand je regarde ceux à l’origine des arts que je pratique, Mochizuki sensei (Yoseikan Aikido) et Sagawa sensei (Daito Ryu Aikijujutsu), je vois des hommes qui n’ont eu de cesse de chercher, d’approfondir, de modifier l’enseignement qu’ils ont reçu, et qui auraient continué à le faire si le temps n’avait pas eu raison d’eux. C’est ce refus d’une pratique figée qui leur fait traverser les décennies pour arriver jusqu’à nous. Si Morihei Ueshiba avait simplement enseigné le Daito Ryu tel qu’il l’avait reçu de Sokaku Takeda, parlerait-on de lui aujourd’hui ?

Forts de ce constat, nous devons nous appuyer sur l’exemple de ces maitres, leur volonté d’aller plus loin, pour nous même chercher à les dépasser et non juste à les copier, et peut-être un jour devenir nous-mêmes des « maitres du passé ».



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